La chose serait entendue, à grands coups de sondage : les Français dans leur grande majorité, sont favorables à la vidéosurveillance sur la voie publique. Pour Murielle Ory, doctorante en sociologie sur l’acceptabilité sociale de la vidéosurveillance à l’université de Strasbourg, la réalité est beaucoup plus complexe. Ses recherches, basées sur une enquête qualitative, montrent que l’acceptation varie selon le contexte. Et in fine, “c’est la valeur que les vidéosurveillés attribuent à l’image de leur corps dans les différents espaces filmés qui apparaît en filigrane dans la construction d’un jugement sur la légitimité de la caméra.”
Aujourd’hui, on a le sentiment que la vidéosurveillance est un outil largement accepté, y compris sur la voie publique. Ce sentiment reflète-t-il la réalité ?
Dans l’historique de la controverse publique sur la vidéosurveillance, la légalisation de la caméra dans l’espace public a toujours été la plus problématique aux yeux de la population vidéosurveillée. J’oppose lieu public et lieu privé : mes enquêtés estiment que les propriétaires d’un lieu privé, un supermarché, par exemple, sont libres de décider d’une implantation. Le statut privé du lieu intervient dans le sens où le vidéosurveillé peut considérer qu’il n’est pas chez lui, il est l’invité du supermarché et n’a donc pas à interférer avec une décision d’implantation.
À l’inverse, lorsqu’il s’agit de vidéosurveiller la rue, lieu public par excellence, les choses sont moins évidentes parce qu’une partie de la population éprouve un fort attachement à la rue, au mythe de la rue, elle a une grande force symbolique. Le rejet ou l’acceptation varie en fonction de l’usage qui en est fait.
Généralement, la vidéosurveillance est acceptée quand la rue est conçue comme un simple couloir de circulation. Elle est refusée quand on la considère comme un espace de rencontre, un espace de discussion ou un lieu d’expression politique parce que la rue joue un rôle vital dans l’exercice de la liberté d’opinion et d’expression. Dans les entretiens, les références à l’occupation allemande apparaissent le plus souvent : l’activité des résistants français aurait été impossible ou du moins beaucoup plus compliquée si les vidéos de voie publique avaient été présentes.
La vidéo de voie publique est rejetée par ceux qui disent vouloir vivre leur ville et y séjourner. La vidéo devient un marqueur central de possession, c’est-à-dire un objet placé au centre du territoire que le surveillant veut s’approprier. Cette interprétation est renforcée par le discours des porte-parole des polices qui présentent souvent la caméra comme un outil utile pour reconquérir des territoires qui seraient abandonnés à une population délinquante.
Une commande du ministère de l’Intérieur
La thèse de l’acceptation générale est donc discutable. Elle est véhiculée par le champ médiatique et confortée par des sondages d’opinion. L’enquête faite par Ipsos en 2007 pour le ministère de l’Intérieur est très révélatrice des méthodes que ce type de sondage utilise. Elle indique que 78% des personnes interrogées sont favorables ou très favorables au développement de la vidéo dans les lieux publics pour lutter contre l’insécurité et le terrorisme.
On peut s’étonner de l’imprécision des termes : qu’est-ce que le sondeur entend par lieu public ? Parle-t-il d’un parking public ? D’un parc ? D’une rue dans un quartier résidentiel ? Il suffit de nous projeter dans ces trois espaces pour comprendre que l’impact de la caméra sur la personne filmée n’est pas le même. L’usage de ces trois endroits est différent. L’ensemble des réponses obtenues pour la même question varie selon ce que le sondé entend par lieu public.
De plus, la question attribue d’emblée une fonction à la vidéo, la lutte contre l’insécurité. Le débat entre “pro et anti” porte précisément sur le type de motivation qui guide les décideurs de l’implantation et les opérateurs ensuite. Pour les pro il s’agit de protéger la population, pour les anti, de la surveiller. Je suis d’accord avec l’association Souriez vous êtes filmés que cette question revient à dire si l’on est pour ou contre l’insécurité et le terrorisme. Bien sûr que non donc obligatoirement je devrais être pour la vidéosurveillance ! La réponse est pré-mâchée et exclue toute possibilité de réflexion.
Après, c’est un fait qu’il n’a jamais existé aucun mouvement social d’opposition de masse. On peut essayer de l’expliquer : la présence d’une caméra peut être gênante, agaçante voire vide de sens mais au sens strict, elle n’interdit aucune action. Une ville sous vidéo-surveillance n’est jamais un espace de détention où la caméra prescrirait un type déterminé de comportement. Un dispositif de vidéosurveillance ne fonctionne pas comme un mur qui interdirait matériellement l’accès ou le retrait d’une zone filmée. C’est pour cela que l’opposition reste individuelle. Elle a pu être collective avec des associations comme Souriez vous êtes filmés ou le Collectif de réappropriation de l’espace public (Crep) à Strasbourg mais cela n’a jamais été un mouvement d’ampleur.
Comment définir un opposant à la vidéosurveillance ? Un partisan ?
Les deux partagent un trait commun : ils s’opposent au vidéosurveillé indifférent, dans le sens où tous les deux estiment que rien ou presque n’échappe à l’opérateur. Comme celui qui se croit en insécurité pense que les écrans reliés aux caméras sont constamment observés, il considère pouvoir compter sur l’intervention du surveillant en cas de problème.
La même conviction est responsable de l’émergence de le sensation d’oppression qui justifie le rejet de la vidéo. L’objectif de la caméra, c’est l’œil ubiquiste1 de Big Brother dans la mesure où il symbolise la puissance visuelle illimitée.
Ces deux catégories forment l’ensemble des surveillés, qui s’opposent aux incrédules qui sont généralement indifférents à la vidéosurveillance. Ils ne croient pas être observés par un opérateur car ils ne croient pas en l’efficacité de la vidéosurveillance. Ils évoquent l’utilisation d’un matériel qui serait peu performant qui fournirait des images en noir et blanc de faible définition.
Croyances sur l’insécurité
Une série de croyances sur l’insécurité oppose aussi le pro et l’anti. La pression du sentiment d’insécurité occupe une place centrale dans le processus d’acceptation. Croire que l’insécurité urbaine est quelque chose de diffus va généralement de paire avec une adhésion.
Plus précisément, le désaccord repose sur la question de la réalité de l’insécurité. Pour le pro, la délinquance et les incivilités augmentent ces dernières décennies alors que pour les anti, cette ambiance sécuritaire est non justifiée parce que construite de toute pièce par ceux qui trouvent un intérêt financier politique ou professionnel dans un sentiment d’insécurité élevé.
Toutefois, la peur n’est pas suffisante pour justifier l’implantation de la caméra. C’est là que les choses deviennent encore plus intéressantes. On peut être convaincu qu’il existe un fort taux d’insécurité et refuser tout de même la vidéo. Ce qui divise alors, ce sont les causes de la violence et à partir de là le type de réponse à apporter pour réagir efficacement. Ceux qui ont peur et sont partisans de la caméra tiennent le délinquant ou le criminel pour seul responsable de ses actes et du climat d’insécurité. Ils considèrent la prévention et le travail social comme des réponses inefficaces à la violence et accusent de laxisme les politiques qui y ont recours. Le recours à la vidéosurveillance dans sa visée dissuasive et répressive est justifié.
À l’inverse, pour ceux qui ont peur mais sont anti, la violence est le résultat de l’insécurité sociale : le chômage et les inégalités. Il n’y a qu’un État social capable d’assurer l’autonomie de chacun qui pourra agir efficacement sur la délinquance. La vidéosurveillance ne sert à rien, au contraire, elle rajoute du sel sur la plaie causée par l’exclusion parce que la caméra est un signe de menace et de défiance vis-à-vis de la population, c’est un perpétuel rappel à l’ordre pour les citoyens.
Existe-t-il des opposants ou des partisans à 100% ?
Je n’ai jamais rencontré un détracteur ou un partisan total. Un militant anti peut être indifférent à la vidéosurveillance dans un supermarché car elle peut être contournée mais si cela implique une réorganisation plus ou moins contraignante des activités quotidiennes. Ce qui est souligné, c’est que la multiplication des caméras dans des lieux différents rend les tactiques d’évitement de plus en plus difficiles.
Un détracteur peut estimer que le sentiment d’insécurité que lui ou d’autres éprouve dans un lieu est légitime. On peut se positionner globalement contre la vidéosurveillance mais comprendre que dans un parking souterrain les usagers et en particulier les femmes peuvent avoir peur car il présente un fort degré de dangerosité.
A contrario, un partisan peut ne pas être d’accord lorsqu’il n’arrive pas à lui attribuer un sens, par exemple si elle est installée dans un café ou dirigée vers la terrasse d’un café. D’une part, on se sent soi-même en sécurité. D’autre part, on voit mal l’intérêt du propriétaire de l’établissement d’installer une caméra. Il est “stupide” – c’est le terme de mes enquêtés – de s’équiper pour lutter contre le vol des verres ou des cendriers. Se projeter sur la terrasse d’un café entraine de la part des partisans deux réactions différentes. Soit de l’indifférence, à la rigueur, on juge que c’est une perte d’argent. Soit une réaction de rejet car si elle ne sert pas à protéger, elle doit servir à surveiller, à épier diront certains, récolter de l’information sur les individus.
On voit de plus en plus se développer des tiers-lieux, entre vie privée et vie publique, comme par exemple les espaces pour manger dans les supermarchés. Sont-ils perçus comme des lieux où la transparence est acceptée ?
J’ai demandé à mes enquêtés de se projeter à la terrasse d’un café, c’est un rejet quasi généralisé. Seuls deux enquêtés, pro caméras, me disent être indifférents en invoquant la possibilité de fréquenter un autre établissement si la caméra les gêne.
Cette opposition généralisée est motivée par la sensation déplaisante liée au risque d’être fixé, épié par le surveillant. Pour le pro vidéosurveillance sur la voie publique, la caméra n’est pas gênante car il est déjà sous les yeux des autres passants : l’espace public est par définition ouvert à la vue de tous. Pourtant en terrasse, les choses sont différentes car cela revient à être immobile pendant un assez long moment et cette immobilité favorise l’émergence du sentiment d’être examiné. De même quand on attend devant un passage piéton ou lorsque l’on fait la queue à la caisse d’un supermarché.
L’art du voir sans voir
C’est logique : le vidéosurveillé ne voit pas le surveillant mais il sait que quand le temps d’exposition est long, l’opérateur a le temps de le dévisager, alors qu’entre les clients du café, le clin d’œil doit prévaloir. Il s’agit en fait d’un code d’interaction qui régit les contacts populaires. La fixité d’un regard dans la vie quotidienne est considérée comme déplacée voire grossière. Il y a donc rejet dans le contexte de la terrasse car quand les gens savent ou croient qu’ils sont fixés par la caméra, la détente et le plaisir sont exclus alors qu’ils caractérisent précisément les activités réservées à cet endroit. C’est comme sur une plage : l’ordre social repose sur l’art du voir sans voir, selon l’expression du sociologue Jean-Claude Kaufmann. Le bien-être et la distraction ainsi que la sauvegarde du caractère intime des conversations passent par l’inattention civile, c’est-à-dire l’adoption d’un comportement neutre, indifférent vis-à-vis de l’environnement. Dans ce cadre, l’opérateur transgresse ces conventions.
Quels critères pour l’acceptation et le rejet se dégagent dans les discours des enquêtés ?
La question de la confiance accordée au décideur de l’implantation arrive d’abord, suivie de la confiance aux opérateurs pour utiliser la vidéo dans son objectif officiel, avec bienveillance en faisant prévaloir le souci du bien public. Être pro pour des raisons de sécurité n’implique pas non plus forcément une renonciation à une certaine part d’opacité, d’accepter de tout montrer de soi à l’opérateur. Ce qui est rendu transparent, intelligible grâce à la caméra, ce n’est pas l’individu surveillé mais le sens de la situation qu’il est en train de vivre sous la caméra. Pour lui, ce que l’opérateur est à même de comprendre, c’est que celui qu’il voit sur son écran est en train d’être agressé par exemple.
Pour le détracteur, le système rend transparent la personne filmée puisque la caméra permet de filmer toutes les informations issues de la communication non verbale et cela sans rien révéler de lui en retour.
C’est ici qu’apparait l’argument phare du rien à cacher, avancé par les partisans : si vous n’avez rien à cacher, la caméra ne devrait pas vous déranger. Pour ceux qui font confiance aux professionnels de la vidéosurveillance, ceux qui n’acceptent pas d’être filmés ne peuvent être que ceux qui ont quelque chose à se reprocher sur le plan légal. Cet argument suppose que les caméras sont implantées dans l’unique but de repérer les délinquants et que les opérateurs font preuve d’intégrité dans leur travail. Dans ce sens, on peut dire que les défenseurs de la caméra ne conçoivent pas le regard surveillant comme étant susceptible d’indiscrétion.
Ce qui explique qu’on assiste au développement des chartes de déontologie…
Oui, de même la formation proposée aux opérateurs, qui est très courte, cinq jours. C’est effectivement une question qui commence à prendre une place importante dans le débat.
Sur le contre-argumentaire des anti, ils reprochent à leurs adversaires de restreindre la question sur la dangerosité de la caméra au contexte politico-judiciaire dans lequel ces systèmes sont implantés à l’heure actuelle. Mais comment être certain que demain on ne commettra aucune infraction à la loi parce que la définition de la légalité aura été modifiée ? Ils pointent le caractère labile des limites de la légalité donc l’impuissance et la vulnérabilité de tous les vidéosurveillés dans un contexte de basculement de la démocratie vers la dictature.
“Le superflu précautionnaire”
L’éventail des informations que l’on peut considérer comme à cacher est bien plus large que la commission d’actes illégaux : tout ce qui concerne la vie privée, l’intimité ou les manières d’exercer les libertés individuelles et collectives. Les limites de l’argument du rien à cacher résident dans ce que le sociologue Michalis Lianos appelle “le superflu précautionnaire” : toutes les informations récoltées par le dispositif sur des comportements qui ne concernent en aucun cas les finalités institutionnelles réservées au dispositif. Le superflu précautionnaire réside de la capacité technique de la caméra à filmer et enregistrer tout ce qui se déroule dans son champ.
Naguère phénomène urbain, la vidéosurveillance est maintenant aussi acceptée à la campagne. Pourquoi ce clivage s’est-il dilué ?
Aujourd’hui, la grande majorité de la population, urbaine ou rurale, des pays riches et développés, se voient régulièrement sur une image : photographie, image de caméscope, on utilise son téléphone portable, Facebook ou Photoshop pour se mettre en scène. C’est encore plus vrai pour les jeunes qui se construisent dans les images. Cette mise en scène de soi, avec une diffusion dans toute la société de ces dispositifs de captation d’image, explique en partie l’acceptation ou l’indifférence face à la vidéo. D’une part parce qu’elle participe à la banalisation de l’objet caméra, de l’expérience qui consiste à être filmé de façon répétée et se voir de plus en plus couramment sur une image fait reculer les tendances à ce que l’on pourrait appeler l’iconophobie.
D’autre part, il y a un phénomène d’autoéducation, un développement de l’intelligence des personnes par rapport à l’exactitude des images.
Enfin, toute la population accède à ce que Lianos appelle “le monde médiatique du crime” qui fournit au spectateur des représentations du monde physiquement violent. Il faut entendre par cette expression tout particulièrement la télévision puisqu’il a été montré que la présentation par la télévision des violences urbaines influence le plus les représentations de l’insécurité des Français. La peur de victimation c’est-à-dire la peur pour la sphère intime de la personne, le corps et les espaces destinés au corps, se construit beaucoup moins à partir de l’expérience directe de la violence physique que des images fournies sur cette violence. D’ailleurs, être victime d’une infraction violente est une expérience relativement rare. Les crimes violents enregistrés par la justice concernent surtout les personnes les plus défavorisées. Pourtant la peur de victimation augmente dans toutes les classes sociales.
Est-ce l’acceptation politique qui précède l’acceptation par la société ? Ou l’inverse ? Ou est-ce un mouvement de va-et-vient d’une sphère à l’autre ?
Il est essentiel de reconsidérer cette idée d’une acceptation quasi-généralisée que les médias et les politiques tiennent pour acquis. Quand les politiques décident d’installer de la vidéosurveillance, cette idée d’acceptation est très importante puisqu’elle permet dans une société démocratique de légitimer leur décision. Et les enquêtes dites d’opinion publique, sensées recueillir l’avis de la majorité des Français, viennent régulièrement fournir des chiffres chocs et conforter cette croyance en l’acceptation généralisée de la vidéo.
Néanmoins, l’acceptation sociale détermine aussi l’acceptation politique. Il existe une demande réelle de la part d’une partie de la population. C’est une conséquence de la peur de victimisation. Faire l’éloge de la vidéo et en fournir à une population qui se sent menacée permet au politique de flatter l’électorat.
L’inverse est aussi vrai. C’est le cas par exemple lorsque les politiques soutiennent l’idée de l’efficacité de la vidéosurveillance dans la lutte contre la délinquance. La population est incapable de statuer une bonne fois pour toute sur cette question, les enquêtés sont bien conscients qu’il s’agit d’une question de spécialiste. Le problème en France est qu’aucune étude sérieuse sur l’efficacité de la vidéosurveillance dans une visée répressive ou dissuasive n’a été menée et rendue publique.
Récemment, la Cour des comptes a publié un rapport très critique sur la vidéosurveillance, les finances des collectivités territoriales sont en berne. Dans cette situation, peut-on imaginer qu’une municipalité débranche ses caméras ?
Non, je ne crois pas. Électoralement parlant, ce n’est pas envisageable. La peur de victimation est telle que la population ne comprendrait pas ce retour en arrière. D’un point de vue strictement financier, avoir investi tant d’argent pour revenir en arrière signerait l’échec de leur engagement et de leur décision.
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